Télétravail 3 : Victoire provisoire des dinosaures

Publié le par Doug Joyce

J'ai pris du retard, j'en suis navré. Tout ce que je raconte ici se passe avant le Covid, en 2019 principalement. Profitant d'un changement de directeur sur le site, les dinosaures ont en effet réussi à mettre fin très provisoirement au télétravail.

 

Optimisation managériale

Imaginons que vous parveniez à fournir des livrables qui, de par la quantité et la qualité justifient votre salaire. En théorie, tout le monde devrait être content : l'entreprise parce qu'elle a le travail dont elle a besoin et pour un coût raisonnable, vous parce que vous êtes payé. En pratique, le management a tendance à penser que si vous arrivez à fournir ce travail en travaillant 4 heures par jour de chez vous, vous pourriez fournir le double si il vous obligeait à venir au bureau.
Le problème du télétravail est qu'il peut difficilement vérifier que vous faîtes bien vos 8 heures. La seule idée que quelqu'un puisse puisse profiter de capacités de travail supérieures pour faire cavalier seul au lieu de le servir lui donne la jaunisse. Ce qu'il veut, c'est que vous fassiez votre maximum pour lui.
Tel est en tout cas le raisonnement du manager incompétent, raisonnement reflété jusque dans le langage : on parle de ressources humaines. Comme toute ressource, une ressource humaine doit être exploitée au maximum. La question n'est pas de savoir si vous faîtes votre boulot, mais si vous faîtes votre maximum ou si l'on pourrait tirer plus de vous. La raisonnement est parfaitement idiot : un salarié n'est pas une ressource ni une machine, c'est un humain qui défend des intérêts qui lui sont propres. Il ne donnera plus que si il a intérêt à donner plus. Que vous l'obligiez à venir au bureau ou pas, la quantité de travail qu'il fournira dépend de calculs qu'il fait et qui dépendent de totalement autre chose.
Et le problème qu'ils avaient avec mon équipe n'était pas qu'elle ne faisait pas son boulot, elle le faisait, mais qu'elle donnait l'impression de ne pas donner le maximum. C'était vrai d'ailleurs : nous avons donné une partie du précieux temps gagné à l'entreprise, mais nous avons gardé une autre partie pour nous. Le temps économisé en supprimant les réunions qui ne servent à rien a été donné à l'entreprise, celui gagné sur les trajets, nous l'avons gardé.
Nous avons également profité de notre liberté pour faire cavaliers seuls, il faut quand même reconnaître ça. Nous formions une équipe un peu à part, les gens avaient tendance à en faire un maximum les trois jours où ils devaient venir pour en faire le moins possible chez eux, ils allaient donc moins discuter à la machine à café. Les autres le faisaient parce qu'ils faisaient du présentéisme, mais nous pour qui chaque minute gagnée se traduisait par une minute de temps libre chez soi n'avions pas du tout intérêt à le faire.

Révélateur de l'inutilité du management

Très honnêtement, j'ai la nette impression qu'en dehors de certaines tâches administratives, mon manager sert surtout à m'emmerder. C'est un intermédiaire inutile qui ne fait que valider ce que je fais avant de reporter plus haut. Il perturbe régulièrement mon travail en me demandant où j'en suis, comme si j'allais avancer plus vite ainsi. Il me dérange, me ralentit, me démotive, je suis obligé d'inventer régulièrement une salade à lui faire bouffer pour qu'il me laisse tranquille pendant un temps.
Finalement, en télétravail, je faisais mon boulot, je le rendais en temps voulu, on perdait moins de temps. Les réunions duraient 10 à 20 minutes, on exposait la situation, on décidait un truc et on y allait. Il n'y avait pas de "point" pour réunir l'équipe, montrer ce qu'on a "accompli" et faire ainsi du team building parce que ce genre de conneries ne soude rien du tout, les gens font la sieste en attendant que ça passe, ça ne fait plaisir qu'au manager qui organise.
Au bureau, on passe pratiquement plus de temps à faire du suivi et de la gestion de projet que le projet lui-même. Pourquoi ? Parce que pour justifier le salaire de managers incompétents, il faut aligner réunion sur réunion. On n'est pas plus avancé au bout de 10 réunions qu'au début, mais on a l'impression de travailler.
Le fait est que les choses fonctionnent mieux sans tous ces gens qui ne servent à rien. Le télétravail le montre de manière évidente : ils ne font rien, ça marche mieux. Mieux vaut les payer à rien foutre que de les laisser mettre leur nez dans les projets. C'est dire les économies qui pourraient être faîtes si l'on se séparait de ces précieux cadres expérimentés. Le problème est que ce sont ces mêmes types qui décident d'autoriser le télétravail ou pas. On n'est donc pas sorti de l'auberge.

L'offensive

Pour toutes ces raisons, les dinosaures ont profité du départ à la retraite de Jean, le chef du site, pour imposer la fin du télétravail. Jean savait qu'il partait à la retraite, il m'avait dit oui parce qu'il s'en foutait, c'était un moyen d'acheter la paix sociale, il se disait qu'en acceptant, l'équipe continuerait de bien tourner pendant le temps qu'il lui restait alors qu'en refusant, il s'exposait au risque d'une démission et de devoir recruter à nouveau quelqu'un.
Jean parti, les autres en ont profité. Ils ne pouvaient pas dire que nos performances étaient mauvaises, mais ils ont dit que compte tenu des bons éléments que nous avions, ils s'attendraient à mieux. Politiquement, je ne pouvais pas tenir contre toute la direction, le nouveau chef du site, appelons-le Patrick, fraîchement parachuté depuis Paris ne voulait pas s'opposer à ses nouveaux larbins pour le moment, il a donc pris la décision de nous faire revenir.
J'ai ensuite pris une décision qui a boosté ma carrière : j'ai annoncé la vague de démission qui allait venir. À un crétin qui pensait que je menaçais, j'ai répondu que non, la décision de mettre fin au télétravail était prise, je n'insiste pas là dessus, j'annonce une vague de démission parce qu'elle va arriver, je le fais pour vous prévenir et aussi pour l'anticiper, je souhaite commencer à lire des CV et passer des entretiens pour remplacer les gens. Bien évidement, les guignols n'ont pas voulu recruter par anticipation, j'ai néanmoins été autorisé à lire les CV et à contacter des gens. Mais interdiction de recruter pour le moment. Finalement, je m'en foutais un peu de ça : les premières démissions devraient arriver très vite, l'essentiel était d'avoir quelqu'un sous le coude pour remplacer tout de suite.
La raison de la vague de démission était simple : mes gamins, tous en début de carrière, pouvaient facilement prendre une augmentation en bougeant. Ils l'auraient probablement fait plus tôt en temps normal. Cependant, beaucoup sont restés plus longtemps que la normale grâce à cet avantage qu'ils avaient : certes tu fais plus de blé ailleurs, mais tu seras obligé d'aller tous les jours au bureau 8 à 10 heures par jour. Cet avantage perdu, ils ont tous été regarder ce que le marché pouvait leur offrir, c'est on ne peut plus logique. Obligé de venir pour obligé de venir, autant aller là où ça paie le plus.

Automne 2018 : retour au bureau

J'ai négocié un délai pour permettre à chacun de s'organiser. Le retour au bureau en lui-même s'est fait sans trop d'accrocs, j'avais dit que ça ne changerait pas, pas la peine de râler, ça vient d'au-dessus, bouder n'apportera strictement rien. J'ai même expliqué en off qu'on aurait même intérêt à faire du zèle : j'ai compris avec cette réunion avec les chefs qu'en fait, tout le monde se foutait de ta performance absolue. Ce qu'ils veulent, c'est avoir l'impression que tu donnes le maximum. Arrivez tôt, repartez tard, montrez votre tronche, en particulier sous les coups de 8h45 et de 19h30, voire 20 heures.

L'un des moyens de reconnaître un manager incompétent est le suivant. Je passe par hasard au milieu de l'open space, à des heures toujours différentes, parce que besoin d'aller pisser par exemple. Le manager incompétent, lui, passe aussi par hasard, mais toujours le matin à 8.30, 9.00, 9.15, 9.30 et éventuellement 10 heures. On ne le voit plus de la journée, et il repasse encore par hasard à 17.45, 18.00, 18.30 et 19 heures. Ne croyez pas qu'il ne s'agit que de fliquer, il y a pour ça des moyens bien plus simples. Je peux demander les logs des portiques qui me donneront à la seconde près les heures d'entrée et sortie de chacun. Je l'ai dit pour ridiculiser les petits chefs. Et pour que personne ne croie que je flique, si je veux connaître vos horaires, je demande les logs. Non, le mauvais manager veut fliquer, mais aussi que vous sachiez que vous êtes fliqué. Pour vous pousser à faire des heures. Le manager un peu plus intelligent va dire bonjour à tout le monde le matin. J'en ai vu quelques uns faire ça, c'est bien plus subtil : je passe à 8h30 et 9h30, je serre la paluche à tout le monde, je ne fais pas semblant de passer par hasard, je viens dire bonjour et donc forcément, je vois quand les gens arrivent. Peu importe la méthode retenue, il faut être là à chaque passage fortuit, mais pas forcément dans la journée quand il n'y en a pas. N'hésitez donc pas à faire vos courses de 3 à 4 pour revenir, c'est bien mieux que de partir plus tôt.

N'hésitez pas à ramener autant de tâches personnelles que possible, à faire une sieste de deux heures l'après-midi, à aller vous balader ou courir de 4 à 5, bref, faîtes du présentéisme, ça marche. Et c'est vrai que ça marche : après un an comme ça, j'avais de nouveau les félicitations avec des performances pourtant dégradées (dû à la vague de démission).
Les types sont tellement bornés, tellement convaincus que présence = travail = résultats qu'ils ont été jusqu'à ignorer toute la réalité objective. Ils avaient décidé qu'un retour au bureau améliorerait les choses, alors ils ont décrété que les résultats étaient meilleurs en dépit de toutes les évidences. Je les ai évidement brossé dans le sens du poil en les confortant dans leur idée. De toute façon, ils étaient plus puissants politiquement, je n'aurais jamais obtenu le retour du télétravail. Je leur ai dit qu'effectivement, mon équipe était géniale, je me contentais de résultats corrects, mais bien en dessous de nos possibilités, le retour au bureau a permis de créer une dynamique permettant de booster les résultats. Je racontais ça alors que la seule dynamique créée était celle des démissions, les gens partaient au rythme d'un par semaine, le service était au bord de la rupture, mais si vous aviez vu les dinosaures se gargariser en entendant ça...

Bye bye Thierry !

J'ai eu la chance de ma vie : mon boss, Thierry, a démissionné au beau milieu du bordel créé par les démissions qui s'enchaînaient toutes les semaines. Au total, sur mes 14 gamins, 11 sont partis, seuls trois jeunes qui s'en foutaient un peu du télétravail sont restés contre une augmentation conséquente. Thierry parti et mon équipe désorganisée, la direction était en panique. Un seul homme pouvait sauver la situation : moi. J'avais lu les CV, fait passer les entretiens, j'arrivais à proposer rapidement des remplaçants. Il n'empêche qu'il fallait les former, mais au moins on avait du monde. Évidement, si je me barrais, l'effondrement du service serait total.
C'est dans ces moments-là que l'on peut avoir le beurre, l'argent du beurre, le troupeau, le pré, la ferme, la crèmerie, le sourire de la crémière et même son cul. Si si, je vous assure, dans ces situations idylliques, ils peuvent vous donner tout ça et ils sont même contents de vous le donner à condition d'agir subtilement. Si vous y allez en mode Panzer en exigeant 50% d'augmentation pour ne pas tout laisser en plan, ils ne vont pas aimer, ils peuvent même se braquer au point de vous refuser tout ce que vous demandez, quitte à être dans la mouise derrière. En plus, pour menacer, il faut avoir un poste sous la main, ce que je n'avais pas.
La direction paniquée m'a fait rencontrer les RH. Laquelle m'a expliqué que, compte tenu de la situation, elle voulait savoir si je prévoyais de démissionner. J'ai juste dit la vérité : effectivement, la question se pose. Mets-toi à ma place cocotte :

  1. Ça fait deux ans que je suis au même poste.
  2. On vient de me retirer le télétravail.
  3. Mes équipiers se barrent les uns après les autres.
  4. Mon chef vient de se barrer.
  5. Je vais donc vers quelques mois avec plus de boulot et plus de stress et pour quoi au bout ? Je suppose que vous allez remplacer Thierry, je repartirais donc pour un nouveau cycle de deux ou trois ans au même poste avec un nouveau chef avec lequel je ne sais pas encore si je vais m'entendre.
  6. Honnêtement, très franchement, entre nous, quitte à repartir pour un nouveau cycle, est-ce que je n'aurais pas intérêt à mettre à jour mon CV et aller voir ce que le marché veut bien m'offrir ? Bien sûr, je ne suis pas encore parti, peut-être le marché ne me donnera-t-il rien de plus intéressant, je ne sais pas, mais oui, la question se pose, forcément. Quand à vous prévenir à l'avance... je peux prévenir que oui, la question se pose, je vais très certainement mettre à jour mon CV et aller tester le marché, mais je ne sais pas du tout ce que ça donnera. Je sais bien que ça ne vous arrange pas, mais nous savons tous les deux que n'importe qui ferait pareil à ma place.

La RH a bien sûr expliqué qu'il y avait moultes opportunités dans cette entreprise et qu'il serait fort dommage de partir maintenant. Je l'attendais. J'ai répondu que je n'étais pas encore parti, mon CV n'était même pas encore mis à jour, je me posais la question mais ma décision n'était pas prise du tout. J'ai suggéré qu'il serait de bon aloi d'annoncer rapidement aux uns et aux autres ce qui était prévu pour eux, ça pourrait leur enlever la tentation de partir. En ce qui me concerne, pour l'instant, je pense que rester, c'est repartir pour un nouveau cycle avec un nouveau boss. Comme je l'ai dit, cette perspective ne m'enchante guère, mais si vous me proposez autre chose, je suis tout à fait prêt à en discuter et même à changer d'avis du tout au tout.

Ça, ça veut dire donne-moi une augmentation et un meilleur poste ou je me casse en laissant tout en plan. Les démissions vont continuer à s'enchaîner, mais cette fois, je ne m'emmerderais même plus à boucher les trous, je sais que dans 3 mois, je suis parti, après moi le déluge.

Elle a répondu que les discussions étaient en cours en haut lieu et qu'il y aurait sans doute des annonces très prochainement. Tu parles qu'elles sont en cours. L'une des questions les plus préoccupantes étant de savoir si on peut donner le poste de Thierry à un copain ou si on va être obligé de le donner à Doug pour ne pas qu'il parte en laissant tout en plan. Je venais de leur donner la réponse, ils m'ont donc donné le poste une semaine plus tard avec possibilité de recruter qui je voulais pour remplacer ceux qui partaient ainsi que pour mon poste devenu vacant. Ils ont baissé leur froc au delà de toute espérance, je n'exigeais qu'une bonne augmentation et un meilleur poste. Il suffisait de me donner plus que ce que j'aurais eu en changeant de boîte. Je suis pragmatique : certes, présentiel pour présentiel, autant changer, sauf si on a mieux en restant. Je n'aurais pas osé rêver du poste de Thierry, j'étais déjà jeune pour un chef de projet, mais pour un poste de direction, c'est complètement abusé.

Je pense qu'ils ont aimé le fait que je n'ai pas trop insisté lorsqu'ils ont voulu mettre fin au télétravail. Non seulement je n'ai pas insisté, mais j'ai fait du zèle, en apparence du moins, mais je ne suis pas sûr que le reste ait de l'importance. Ce qu'ils veulent, c'est voir les gens tôt le matin et tard le soir, avoir l'impression qu'ils travaillent même si ils savent plus ou moins qu'il y a un peu de surf perso. Du moment que vous n'allez pas les provoquer en disant que vous passer votre journée sur Youtube et que la fin de télétravail ne change par conséquent rien, ça leur va.

Possible aussi qu'ils aient eu peur que je ne mette pas d'efforts pour assurer la transition correctement. Ils auraient pu me donner un autre poste de chef de projet, un poste plus prestigieux, mais ça aurait été ailleurs dans la boîte. Forcément, je n'aurais pas eu autant intérêt à bien recruter et à bien réorganiser le service. Alors que si je le reprends, forcément, j'ai tout intérêt à bien faire.

En fait ils n'avaient pas le choix : le seul moyen pour que le service minimum continue d'être assuré était que je me donne à fond et le seul moyen pour ça était de me donner ce poste. Ma menace était bien dosée : pas assez appuyée pour les braquer, mais assez pour leur foutre la trouille. Mieux, c'était une menace qui n'était pas tournée comme une menace. Pas de "donnez-moi ceci ou cela, sinon je me casse" mais plutôt... bah, là, vu le contexte, si vous ne me donnez rien, j'aurais intérêt à me barrer pour éviter la période difficile qui s'annonce et parce que le moment serait bon.

 

J'étais parti pour la jouer "présentéisme" à fond, quitte à inviter carrément les gens à accomplir des tâches personnelles au bureau. Mais comme vous le savez, le Covid est arrivé un peu plus d'un an après la fin du télétravail, il a vaincu pour moi le camp des dinosaures, sans doute définitivement, mais ça, c'est dans un prochain article.

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