Télétravail : La contre-attaque des directions et la résistance passive des productifs

Publié le par Doug Joyce

Les directions n'aiment pas le télétravail, j'en ai expliqué certaines raisons dans des articles précédents. Dans un article intéressant, un certain Charles Sannat en expose d'autres. De vraies raisons qui n'ont souvent rien à voir avec les raisons invoquées.

Des "conversations informelles" entre deux portes, on peut tout aussi bien les avoir sur teams. Il m'arrive souvent d'appeler quelqu'un et de discuter d'autre chose. Nous le verrons plus bas, ça m'arrive même plus souvent qu'en présentiel.

Que l'entreprise soit société

Jusqu'en 2020, l'entreprise était une microsociété. Comme un lycée. Vous aviez des gens qui se rencontraient, qui s'appréciaient ou pas, qui devenaient amis, parfois même se mariaient, vous aviez des groupes qui se formaient, des rivalités, ect.

C'est ce qui a disparu avec le télétravail et c'est ce que les dirigeants aimeraient recréer.

Aujourd'hui, même en présentiel, l'entreprise n'est plus un lieu où l'on fait société. D'un point de vue sociologique, un open space ressemble plus à un supermarché ou à une aire d'autoroute : vous y allez pour faire vos courses et votre plein d'essence, vous vous foutez un peu des autres gens. Les gens se croisent mais ne se rencontrent pas. Vos collègues sont devenus de simples correspondants de travail.

Nos dirigeants pensent que si ils nous forcent à revenir, l'entreprise-société reviendra d'elle-même, que naîtra une dynamique avec des interactions entre les gens, une volonté de courtiser le management pour obtenir ses faveurs.

C'est là qu'ils se trompent.

Réaction logique à l'obligation de présence

Votre direction vous oblige, formellement ou pas, à venir x jours par semaine. La plupart du temps, il y a une obligation formelle de trois jours, elle n'est pas respecté mais vous êtes quand même obligés de venir de temps en temps.

Remarquons que leur propagande qu'il nous ont longtemps servi ne fonctionne plus. "Nous" ne sommes pas contents de venir pour nous retrouver tous ensemble, le simple fait qu'ils soient obligés de nous imposer un quota de présentiel le prouve. Vous avez beaucoup de gens qui disent qu'ils aiment venir pour être bien vus mais dans les faits, ils ne viennent pas plus que les autres et ils ne font pas société. Faire société n'intéresse pas les fayots. Eux, ce qu'ils veulent, c'est lécher les bottes des directeurs pour avoir une promotion, déjeuner avec vous ne les y aidera pas.

Donc, vous n'avez pas le choix, vous devez venir, comment allez-vous aborder cette journée ?

  • Vous pouvez la passer à ronchonner. Je ne vois pas l'intérêt, ce n'est pas ça qui fera plier la direction, bien au contraire. Tant que vous ronchonnerez, elle attribuera l'échec du présentiel à votre mauvaise volonté, à une sorte de grève que vous avez initié et qu'il faut briser. Lorsque ce sera fait, pense-t-elle, l'entreprise redeviendra société.
  • Meilleure solution : mettre à profit cette journée où vous êtes coincé là pour abattre autant de travail personnel que possible afin d'en avoir moins à faire chez soi. C'est ce que la majorité des gens font. Éviter de perdre du temps à discuter et à déjeuner avec les autres, si vous ne pouvez pas carrément déjeuner seul à votre bureau avec un plat que vous avez apporté, rejoignez le groupe de ceux qui déjeunent vite fait. Chez moi, les conversations consistaient à se plaindre du présentiel, ce à quoi j'ai un jour répondu vous savez quoi ? Puisque le présentiel vous soûle et puisque personne n'a véritablement envie d'être ensemble, apportons notre gamelle et déjeunons chacun à notre bureau. Ainsi fût fait.
  • Question : pour une discussion "informelle", disons non uniquement pratique autour de schémas, textes ou tableau à regarder et commenter, est-il plus efficace de le faire en face à face, ou à distance avec un casque en cuisinant sa popote en même temps ? J'ai pris l'habitude de faire mon travail personnel au bureau et les conversations à la maison.

C'est pourquoi nous obtenons cette ambiance totalement atone. Les gens continuent de se croiser sans se rencontrer. Si vous leur collez plus de présentiel, ils se croiseront plus souvent mais ne se rencontreront pas plus.

La direction pédale dans le vide grâce aux fayots

De nombreux indices montrent qu'ils comprennent ce qui se passe. Ils ne peuvent pas s’accommoder de cette situation car tôt ou tard quelqu'un demandera l'intérêt de payer tous ces bureaux pour forcer des salariés que ça emmerde à y aller. Il leur faut absolument obtenir des gains de productivité pour justifier ces coûts ou au moins montrer que l'entreprise adopte ainsi un fonctionnement différent qui ne peut pas être reproduit à distance.

Par conséquent, la direction pédale en espérant créer une dynamique.

Avant 2020, les directeurs vivaient leur vie. Ils ne déjeunaient pas avec nous et ils n'allaient jamais au bar après le bureau.

Aujourd'hui, les mêmes viennent (de temps en temps) nous voir avec camaraderie. Allons déjeuner ensemble à midi, allons boire un verre ce soir entre collègues. Ils créent aussi plus d'évènements payés par l'entreprise, présentés comme "moments de convivialité".

Ils ne faisaient pas société avec nous dans le monde d'avant, ils n'en avaient pas la moindre envie et ils n'en ont toujours pas la moindre envie. Tout simplement parce qu'ils ont leur vie privée comme nous. Ils voudraient que nous fassions société ensemble et passions du temps entre nous, mais sans eux car ils ont autre chose à faire.

Je le prouve sans attendre. Comment se passe, mettons la soirée de Noël de l'entreprise ou tout autre évènement de ce genre ?

Les directeurs font leur discours pour ouvrir la fête, puis tout le monde est convié à partager le buffet. Des groupes de discussion se forment, puis les directeurs passent de l'un à l'autre pour échanger quelques mots, faire semblant de s'intéresser aux uns et aux autres, diraient les mauvaises langues. Avez-vous remarqué qu'ils sont presque toujours les premiers à s'éclipser ? Souvent discrètement, il faut y prêter attention pour le remarquer. Pourtant, la soirée est loin d'être terminée, le buffet est encore plein, il reste des bouteilles, vous êtes plus que le bienvenu si vous souhaitez rester.

Pourquoi se cassent-ils en premier ?

Obligations autres ? Ma foi, ça peut arriver, mais pas à chaque fois. Dans la plupart des couples, on peut dire à sa femme qu'on rentrera tard un soir. Pas tous les soirs bien sûr, mais si aller à la soirée de votre entreprise vous fait vraiment plaisir... D'autant que même ceux qui sont en déplacement le font. Ils ne vont pas s'occuper de leurs enfants, ils vont dîner entre eux à leur hôtel. Pourquoi ? Tout simplement parce que rester les ennuie. Pour eux, ces soirées ne sont pas des parties de plaisir, elles font partie de leur boulot. C'est une tâche nécessaire pour motiver les troupes. Une fois la soirée lancée, elle peut continuer sans eux et ils n'ont pas de raison de rester.

De même, lorsqu'ils proposent un déjeuner entre collègues, ils n'envisagent pas de le faire tous les jours. Ils espèrent qu'en le faisant une fois ou deux, ils vont lancer la dynamique, comprendre que des gens sympathiseront entre eux et voudront remettre le couvert en dehors de leur présence.

C'est là qu'interviennent les fayots. Je pense en particulier à une fayote que j'ai au bureau, appelons là Marie. En présence du directeur Bertrand, c'est la bonne collègue qui vous tape dans le dos. En son absence, elle ne vous connaît plus. Elle n'est pas désagréable, elle fait simplement sa vie.

Un soir, Bertrand débarque à notre bureau et propose d'aller boire une mousse. Bonne idée, s'exclame Marie, elle motive tout le monde pour y aller. Nous voilà une dizaine s'attablant joyeusement au pub voisin. Bertrand anime la discussion, buvant tranquillement sa bière, ce qui lui prend une grosse demi-heure. Il n'en prendra pas d'autre, il a sa fille à aller chercher. "Mais restez, vous si vous voulez".

Lorsqu'il sort, chacun se met à regarder son téléphone, puis Marie annonce qu'elle doit elle aussi aller chercher son gosse. Quelqu'un a dit "c'est bon, il est parti, on peut arrêter le show". Hilarité générale, même Marie n'a pas pu s'en empêcher. Nous nous sommes levés, nous avons payé et nous sommes partis.

Ce que nous proposent les fayots, c'est de leur monter un char. Soyons tous des fayots, acceptons leurs invitations avec un enthousiasme apparent mais sans vraiment entretenir la dynamique. Marie n'a pas plus envie que nous de retrouver la vie de bureau. Comme nous, sa vie n'est plus là, elle est dans sa collocation avec des copines.

Jouons la comédie pour être bien vus. Bertrand verra bien comme tout le monde que la mayonnaise ne prend pas : personne ne discute à la machine à café, les gens ne vont pas spontanément déjeuner ensemble ni boire un coup le soir et il n'y a pas d'échange informel.

Depuis un moment, j'ai observé que les gens se comportent de plus en plus comme les directeurs. Ils vont aux évènements pour montrer leur tête et seulement pour cela. C'est un machin qui fait partie de notre boulot. Le directeur est passé dans mon cercle, il a vu que j'étais là, mission accomplie, plus besoin de rester.

La concurrence des PME

Pourquoi des PME ? Pas forcément toutes, seulement celles dont le gérant est aussi l'actionnaire. Généralement, il se paie un salaire, de quoi manger tous les jours. À la fin de l'année, il obtient un résultat net qu'il se verse en dividendes. Ce résultat net, un directeur de grosse entreprise s'en fout un peu, il faut et il suffit qu'il soit positif pour que l'entreprise ne coule pas et continue de lui verser sa rente et sa voiture de fonction.

Notre directeur de PME ne s'en fout pas du tout. Il peut payer 20000€ de loyer pour des bureaux et obliger ses employés à y aller. Seulement, si il ne retrouve pas ses 20000€ grâce à des gains de productivité, il ne pourra pas se les verser en dividendes. Faisons un petit calcul : 30% d'impôt sur les sociétés, il reste 14000, sur lesquels il prend 30% de flat tax, il lui reste tout de même 9800€ et ça, c'est si il n'est pas au taux réduit. Ce n'est pas compliqué : si il loue des bureaux, il partira en vacances au camping des flots bleus avec sa petite famille au lieu d'aller en croisière aux Bahamas.

On n'a même pas encore abordé les économies de salaire qu'il pourra faire. Moi par exemple, pour me recruter en ce moment, vous devrez prévoir une augmentation de 15 à 20%. Il ne faut pas changer de boîte trop souvent et je ne changerais pas sans pognon. En revanche, si vous me proposez un 100% télétravail avec déplacements occasionnels (mais aux frais de la boîte), je suis prêt à venir pour le même salaire. Encore une économie ; pas tout à fait de 20% sur les salaires car il devra quand même payer un peu de transport et privatiser un restaurant pour que les gens se rencontrent de temps en temps, entre une fois par mois et une fois par trimestre je dirais. Et en plus, cerise sur le gâteau, il aura sans doute plus de cohésion dans ses équipes qu'une entreprise qui impose le présentiel.

Plus de cohésion à distance, comment est-ce possible ?

Avec le recul et l'analyse, je dirais que la lassitude du présentiel couvait depuis longtemps. A moins d'avoir un travail très tourné vers le relationnel, votre quotidien consiste à pianoter sur le clavier. À midi, nous nous sentions obligés d'aller déjeuner entre nous parce que c'était l'usage et personne ne voulait passer pour l’asocial sans esprit d'équipe. À force de déjeuner toujours avec les mêmes, nous n'avons plus rien à nous dire et les conversations tournaient en rond.

Question : à part votre femme et vos enfants, qui d'autre choisissez-vous librement de côtoyer tous les jours ? J'ai une vie sociale, je m'entends très bien avec mes voisins, je suis très content de discuter avec eux de temps en temps, mais nous ne dînons pas ensemble tous les jours. Ce serait pourtant facile techniquement. Je ne vois pas non plus mes amis tous les jours. Ce sont pourtant des gens très bien, et je suis toujours très content de les retrouver.

Pendant longtemps, nous avons été quasi-totalement à distance. Nous n'allions au bureau qu’occasionnellement, lorsqu'un évènement était organisé. Nous étions contents de nous retrouver. Je suis très sérieux. Je n'irais pas jusqu'à dire que j'attendais la présentation du directeur suivie d'un buffet avec impatience, mais c'était l'occasion de sortir de chez moi et de voir en vrai les gens avec qui j'avais des conversations d'ordre pratiques au quotidien. Pendant ses jours de bureaux, nous laissions un peu la productivité de côté pour privilégier l'échange. Le directeur avait trouvé une formule intelligente. N'étant pas dupe, il se doutait que tout le monde n'écoutait peut-être pas son allocution et les intervenants avec la plus grande attention. Même si vous n'écoutez pas un mot de ses trucs là, ça n'aura pas d'impact sur votre carrière. Alors il a décidé de faire suivre sa présentation d'un buffet. Au lieu d'aller chercher un sandwich, vous déjeunez là et vous discutez. Vous pouviez toujours ne rien écouter, mais c'était dommage car alors, vous perdiez l'opportunité de discuter ensuite autour du buffet et de montrer que vous aviez des idées. C'était un modèle qui fonctionnait. Au lieu de s'en féliciter, il a décider par mesquinerie de faire sa réunion l'après-midi et le buffet le soir. Seulement, le soir, nous voulons rentrer chez nous, nous avons la journée dans les pattes et pas envie de discuter boulot voire pas envie de discuter tout court. Puisque nous n'en discutons plus, on s'en fout à nouveau de la conférence.

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