Télétravail 4 : La fin de la belle vie au bureau ?

Publié le par Doug Joyce

Bienvenue dans un monde où tout n'est qu'arrangements entre amis. Absolument tout. De l'embauche des stagiaires à la réservation des nuits d’hôtel en passant par le petit déjeuner au quotidien.

Je ne dirais pas comment j'ai découvert ce qui suit, parce que mes méthodes ne sont techniquement pas très propres et leur révélation m'obligerait à vous révélez des détails qui permettraient de m'identifier. C'est, je pense, plus ou moins du boulot de service secret : faire chanter quelqu'un pour avoir une information qui permettra de faire chanter quelqu'un d'autre, écouter aux portes, profiter de quelqu'un qui veut se venger.
En quelques mois, j'ai pu en apprendre plus sur le fonctionnement du site que dans les 7 ans qui les ont précédés.

D'après mes sources, ce fonctionnement est plutôt un classique. Certaines de mes sources sont passées par d'autres entreprises et ont vu les mêmes magouilles.

Le site de l'entreprise dans ma ville est en termes simples dirigés par une bande de potes. Ils sont cinq, tous sortis de la même école (la même que moi d'ailleurs), certains sont carrément de la même promo, d'autres ont rejoint le gang par la suite. Autant dire qu'ils sont potes, c'est comme si vous parveniez à prendre la direction d'un site avec 4 ou 5 copains, il y a 250 personnes qui travaillent là, vous êtes les boss. Ça aurait un côté sympa. L'un est directeur, les autres chefs d'un département.

Nos 5 compères ont la cinquantaine, ils ont acheté leur maison dans les années 90, pile quand l'immobilier était au fond du trou. À l'époque, le coin était presque à la campagne, peut-être la lointaine périphérie. Maintenant, c'est le quartier des villas, c'est un coin très calme mais très proche des commodités et très proche du bureau, ou plutôt c'est le bureau qui est proche car ils ont le pouvoir de choisir l'endroit où ils louent les locaux. En théorie, ils doivent le faire dans l'intérêt de la boîte, un heureux hasard a voulu que cet intérêt soit justement de louer à cet endroit et pas à l'autre bout de la ville.

Du présentiel, mais quel présentiel !

Il est bien évident que nos 5 compères ont tous un bureau individuel dont on peut dire ce que l'on veut, mais concrètement, dans les faits, est une pièce en plus de leur domicile. Ils y sont comme à la maison, ils peuvent y ramener leurs petites affaires. Vous entrez là dedans, vous avez les cadres que le gars a -fait- accrocher, ses bibelots, sa machine à café, son frigo, ses chaussons, un placard avec ses fringues et ses affaires de golf, tout ce qu'il lui a plu de ramener, il est chez lui. Ils sont dans un bout du dernier étage, avec accès à la terrasse du toit et une belle vue. Tout le monde y a accès, mais eux ont ramené des tables et des chaises pour se poser.
En vérité, il s'agit là de l'une des nombreuses égalités théoriques : vous avez le droit d'aller vous poser sur cette terrasse, mais tout est fait pour que ce ne soit pas pratique pour vous. La machine à café est loin de cet endroit, il n'y a ni tables, ni chaises ni parasol. Eux en ont un, mais ils les ont ramenés. L'accès à leur coin n'est pas interdit, mais la terrasse étant immense, personne ne va se promener devant leur bureau, ça créerait le malaise. Dans les faits, c'est donc leur terrasse.
Ces gens là aiment bien venir au bureau, mais attention : il ne s'agit pas pour eux de prendre le métro en étant tassés ou de se taper une heure de route et des embouteillages pour arriver en sueur et commencer la journée dans un bruyant openspace. Que nenni. Ils se réveillent à 7h45, enfilent leurs fringues, ils sont rendus au bureau pour 8h15, soit dans les premiers. Ils s'arrêtent à la boulangerie prendre les croissants, ils se posent sur leur terrasse pour prendre leur petit déjeuner entre potes.
Les directeurs travaillent soi-disant beaucoup, mais vous allez voir qu'ils mettent beaucoup d'activités privées dans leur temps de travail, à commencer par leur petit déjeuner. Ce faisant, ils appliquent la technique permettant de gérer le présentéisme.
Leur bureau est aussi leur bureau personnel, à une certaine époque, ils faisaient tout sur l'ordinateur de la boîte. Quand furent installés des filtres, ils ont tout simplement apporté leur ordinateur personnel, ça ne les dérange pas beaucoup. Ils ont un switch clavier/souris pour passer d'un ordinateur à l'autre. Le bureau n'est pas loin du centre commercial, c'est fait exprès pour faire ses courses entre 3 et 4, quand personne ne sait si ils sont à leur bureau, en réunion ou en rendez-vous à l'extérieur.

Après un sympathique petit déjeuner que du reste ils n'ont pas payé, nous verrons plus tard pourquoi, ils commencent véritablement leur journée de boulot, comme tout le monde vers 9h-9h30.
À midi, plutôt vers 1h30, on s'arrête pour aller casser la graine. On mange tard parce que le boulanger du coin est un ami qui donne ses invendus, on verra plus tard pourquoi c'est un ami généreux. Ça, c'est si on veut manger "sur le pouce" au bureau, on prend quand même bien le temps de se poser sur la terrasse, il ne s'agit pas de manger dans l'openspace comme les galériens. Rien n'interdit non plus une petite sieste.
Autrement, toutes les occasions sont bonnes pour aller au restaurant : visite d'un client, d'un fournisseur, d'un collègue d'un autre site, il y a bien deux restaurants par semaine.
L'après-midi, on peut aller au centre commercial, jouer au golf, passer ses appels privés, on est dans un bureau individuel je vous rappelle.

Les gens normaux, quand ils sont dans l'openspace sont au boulot. Eux sont à la fois au boulot et pas au boulot. C'est comme ça qu'ils donnent l'impression de beaucoup travailler, et c'est l'une des choses qui les ennuie en télétravail : ils ne sont plus les seuls à avoir cet avantage. Moi aussi, je peux maintenant répondre à un mail, prendre mon petit déjeuner et revenir, idem pour le soir à 22h.

Ils voyagent, mais quels voyages !

Quand j'étais jeune ingénieur chez SSII-alpha, je ne me suis pas déplacé, mais d'autres l'ont fait. La boîte mégotait sur tout. Il y avait un budget à peu près raisonnable, mais si vous pouviez être en dessous... Mieux, si vous pouviez dormir dans un formule 1 ou sous un pont le long de la rocade, ce serait parfait.
Pour un homme du rang, un déplacement, c'est du TGV 2e classe, du bus, du métro, des soirées à se faire chier dans une zone à la périphérie de la ville, à manger seul le soir dans un Courte-paille, regarder le menu en se demandant si on prend une entrée ou un dessert parce que le budget ne permet pas les deux. Vous rentrez ensuite à votre hôtel Ibis, regarder un programme pourri à la télévision pour faire passer la soirée après avoir enregistré vos notes de frais. Le matin, petit déjeuner d’hôtel ibis, pain beurre confiture de qualité moyenne, café soluble... Le midi, vous mangez à la cantine avec les collègues. Cerise sur le gâteau, pas moyen de leur faire comprendre que le temps de déplacement est du temps de travail.
Le déplacement, c'est la corvée, n'est-ce pas ?

Pas pour ces gens là !

Dans une SSII, ce sont les hommes du rang qui se déplacent et rarement les directeurs. Dans une vraie entreprise, c'est l'inverse : les hommes du rang se déplacent rarement. La grille est la même pour tous, mais les sans grades n'ont pas de déplacements. En SSII, c'est pareil, les grilles sont les mêmes pour tous, mais les managers voyagent rarement et quand ils le font, il y a toujours une circonstance exceptionnelle qui justifie des remboursements supérieurs au prix normal. Vous lirez la charte liée aux frais, vous verrez toujours "si vous avec besoin de dépasser, c'est possible avec l'accord du manager". Bon, alors vous, à moins que même les formule 1 n'entrent plus dans le budget, vous pouvez vous brosser. Par contre, votre manager, lui, aura une rallonge. C'est à ça que sert cette phrase. Dans notre entreprise, on ne s'emmerde pas à faire ça, le budget pour une nuit est de 250€ pour tout le monde et 350 à Paris. Encore un cas d'égalité théorique : les hommes du rang ont le droit à la même chose, mais comme ils ne voyagent jamais...
Je n'ai commencé à voyager un peu qu'à partir de l'an dernier.
Le budget est large. Pour l’hôtel, on n'a pas de quoi se payer un cinq étoiles, mais quatre sans problème (selon la saison). On a un bon budget bouffe et on peut le dépasser du moment que l'on respecte en moyenne. Évidement, on ne peut pas prendre une suite au Georges V aux frais de la princesse, mais on n'est pas du tout dans l'esprit mesquin des SSII.
Je voyage seul. Seul dans un quatre étoiles, on ne s'ennuie pas. On se fait un petit repas sympa, puis on se boit une bière au bord de la piscine (que le barman compte comme un dessert), on pique une tête, on fait un tour au spa. Je ne resterais pas une semaine là tout seul, mais deux ou trois jours, ça me va très bien. Le matin, on n'a pas le même petit déjeuner, on se fait un festin. À midi, je mange avec mes collègues.

Comme un abruti, j'ai organisé mon premier voyage moi-même. J'ai cherché un hôtel qui rentrait dans le budget et j'ai réservé moi-même, sans dire que c'était pour le boulot. J'ai bien perdu deux heures. Fort heureusement, j'ai rencontré un type sympa au Pullman qui m'a expliqué comment procéder.
Il faut utiliser le service de conciergerie de sa carte bancaire, donc se dégotter une carte haut de gamme, ce qui est plus facile quand on est directeur. Déjà, m'a expliqué ce sympathique nouvel ami, le gus va s'occuper de tout. Tu as juste à lui donner ta destination, tes dates et ton budget. Tu verras qu'il va t'essorer la boîte jusqu'au dernier centime possible. Il a des partenariats avec des hôtels, parfois la SNCF, les taxis, ect. Tu lui envoies la politique de notes de frais de ton entreprise et il t'organise le meilleur voyage possible. Je soupçonne l'existence de diverses magouilles :

  1. Je voyage toujours en première classe avec la SNCF, et la seule fois où j'ai pris l'avion, j'ai été upgradé. À chaque fois, je suis surclassé, j'achète toujours un billet 2nd classe car telle est la politique de l'entreprise. À chaque fois, il n'y a mystérieusement plus de place. Le concierge ne semble pas très efficace pour avoir les billets au meilleur prix. Je me demande en fait si il n'y a pas un arrangement avec les compagnies : elles facturent un peu plus cher et en échange, elles surclassent. Que je sois assis sur un siège ou sur un autre coûte la même chose à la SNCF et presque la même chose à Air France, le prix du repas est un peu plus cher mais pour le peu que le concierge les laisse gratter 50€ de plus sur le billet, ils sont gagnants. Évidement, ils ne peuvent pas brader les prix de leur première classe sous prétexte que les sièges sont vides, il leur faut garder leur image de luxe. Ce service de conciergerie est peut-être une solution pour brader discrètement quelques sièges sans que le grand public ne le sache. D'ailleurs, même le client ne le sait pas vraiment.
  2. Pour mes dernières vacances, j'ai fait appel au service en demandant quelque chose de simple n'est-ce pas, pas de folles dépenses, c'est moi qui paie. Le concierge me dit de ne surtout pas m'inquiéter, il va me concocter quelque chose de très sympathique et économique. Bonne nouvelle, me téléphone-t-il quelques heures plus tard, vous avez une nuit gratuite grâce au programme de fidélité de votre chaîne d'hotels, et le gérant vous laisse les autres nuits à 60€. C'était un quatre étoiles, le prix affiché était de 200€. La chaîne est sans doute très sympathique, le programme de fidélité me donne sans doute bien une nuit gratuite, mais je doute que j'ai en plus une réduction de 70% sur quatre autres nuits. Je suspecte que le service, touchant des commissions juteuses sur les hotels qu'il réserve, me fasse des nuits à prix réduit pour les vacances afin que je sois satisfait de ses services.
  3. Je suis régulièrement chouchouté dans les hotels, je suppose que c'est la même chose que les compagnies aériennes : ils chargent la mule et me rendent service en échange. La dernière fois, le gérant m'a envoyé une voiture car "ça lui faisait plaisir", la fois d'avant, ils m'ont donné une chambre de catégorie supérieure car elle était libre. Je sais bien que je suis un "cher client" mais quand même, j'ai l'impression que les particuliers ne sont pas aussi favorisés.
  4. Le coup classique : quand tu veux un truc non remboursé par la boîte, on te facture un truc remboursé (un repas), on ne te sert pas le repas mais ce que tu as demandé. Ils savent que tu as le droit à x€/jour, ils te les facturent en bouffe mais ils te donnent ce que tu veux. Encore un cas d'égalité théorique : cette petite ruse est possible pour tous, sauf que si vous êtes ingénieur en SSII, vous êtes dans un Ibis, il n'y a ni bar ni restaurant. Si vous êtes au Pullman, il y a des dizaines de prestations, on peut donc facilement facturer quelque chose qui passe en notes de frais et donner autre chose.

Encore un cas d'égalité théorique. En théorie, tout ceci est illégal et vous seriez supposés vous plaindre pour qu'on vous facture ce que vous avez acheté. Seulement, comme je passe par un service de conciergerie et un hôtel quatre étoiles, je ne m'occupe de rien, c'est le principe de ces machins de bourgeois. On ne me présente pas une facture à la fin du repas, on l'enregistre, on l'envoie à la conciergerie qui se charge de classer les fiches et me les envoyer pour que je les donne à mon entreprise pour remboursement. Je ne les regarde même pas. Si un jour on me fait une remarque, je pourrais toujours dire que je ne suis au courant de rien. Alors que l'ingénieur de SSII ne pourra pas, puisqu'il s'occupe de tout lui-même.

À mon modeste niveau, on commence à me balancer du "cher ami" quand je suis en déplacement sur un autre site, certains m'invitent au restaurant avec le budget du service. Ça arrive une ou deux fois par déplacement. Quand ça arrive, on ne s'emmerde pas mais alors pas du tout le soir, on se fait un restaurant, on rigole bien.

Je voyage environ quatre fois par an. Je ne dirais pas que j'attends ce moment avec impatience, je laisse quand même ma femme et ma maison une semaine, il y a quelques soirées à passer seul. Mais je n'y vais pas à reculons comme si j'allais m'emmerder sur la rocade pendant une semaine.

Les directeurs, c'est un autre niveau

Déjà, ils voyagent toujours au moins à deux, souvent tous les cinq. Leurs repas du midi sont pris en charge par le site qui les accueille sur les budgets représentation. Quand ils se déplacent, c'est parce qu'il y a une conférence, ensuite c'est "dej" avec Pierre, Paul et Jacques qui passent ça dans leur budget. Là intervient une autre astuce : le budget bouffe qui nous est alloué n'est pas par repas, mais par jour. Pour moi, ça ne change pas grand chose, mais pour eux si, parce qu'ils peuvent garder tout le budget pour le soir.
Comme ils ne dépensent jamais rien le midi, ils peuvent se faire des gueuletons entre potes le soir ou se payer n'importe quelle autre prestation de l’hôtel.

Bien que petit bourgeois, je fais quand même encore partie des gens qui sont "encouragés à privilégier les solutions les plus économiques", je ne suis pas censé essorer les budgets jusqu'à la dernière goutte.
Pourquoi ?
Pour que les directeurs puissent se gaver de la manière qui suit.

 

Le grand gavage

La bourgeoisie d'une ville de province est un petit monde dans lequel on s'arrange entre gens convenables. Vous trouverez ici la distribution des salaires en France.

Ça, c'est pour toute la France.
La plupart des hauts salaires sont à Paris et un peu maintenant à Lyon.
Dans une ville de province moyenne pas particulièrement bourgeoise, avec leurs plus de 100k, ils appartiennent à un club très fermé, quelques centaines de personnes qui se croisent à la sortie de l'école des enfants. Pour pouvoir appartenir au club des gens convenables, il faut avoir quelque chose à apporter : pouvoir signer un permis de construire, pouvoir dire à une patrouille de police de regarder ailleurs, attribuer des marchés publics ou privés, embaucher des gens.
Mes directeurs, ce qu'ils ont à apporter, c'est principalement le loyer de l'immeuble et l'embauche de personnel. Ils décident de fait à qui ils le louent. En théorie, il y a un appel d'offres et des critères, en pratique, ils n'ont qu'à dire à leur pote quels sont les critères et quel est le budget, il est ainsi certain d'être sélectionné. Dans l'immeuble, il faut faire des travaux, acheter des fournitures... Ils ont ainsi la capacité d'attribuer des marchés.
Évidement, ils vont les attribuer à des potes qui les inviteront au golf, au restaurant, en vacances. En théorie, c'est interdit, mais ils ont des méthodes pour noyer le poisson. En voici une : le proprio du Golf a une maison à Malte qu'il loue. Il n'a rien à voir avec notre boîte, il a donc parfaitement le droit d'y inviter ses amis, nos directeurs et ils ont parfaitement le droit d'accepter. Dire le contraire reviendrait à dire qu'ils n'ont pas le droit d'être invités chez des amis. Sauf que par derrière, le type du Golf est payé par la boîte qui a construit notre immeuble. Ils vont s'arranger entre gens convenables : la boîte va lui faire des travaux gratuitement chez lui par exemple. Petit bonus : il sait avant tout le monde où seront installés les locaux dans lesquels 250 ingénieurs travailleront et auront besoin de manger le midi. Vous comprenez bien qu'on va en profiter pour arroser un copain qui travaille dans la boulangerie. Le type s'achète un local ou un terrain et monte son affaire juste avant que l'immeuble sorte de terre. Avant, ça ne vaut rien, après, le fond de commerce vaut une fortune. En contrepartie, il veut bien payer les croissants et les salades à mes directeurs tous les jours jusqu'à la fin de leur carrière.

L'autre manne, c'est le budget de fonctionnement du site.
Paris donne un budget. En pratique, ils en font ce qu'ils veulent. Ils doivent en théorie justifier les dépenses, mais ceux qui leur font les factures sont leurs potes. Ils vont donc sur-facturer les dépenses autorisées et offrir celles qui ne le sont pas. Ceux qui ne le font pas n'ont pas le marché, tout simplement.
Pour avoir le marché des femmes de ménage, il faut payer l'abonnement de golf des 5 directeurs, il y a tout un système pour cela. Le chef de la mafia, qui est aussi le gérant de la boîte de nuit, a besoin de blanchir du liquide. L'entreprise de nettoyage va donc lui sous-facturer sa prestation, en échange de quoi le mafieux paie en liquide le club de golf pour qu'il laisse entrer des gens.

Et enfin, cerise sur le gâteau, la possibilité d'embaucher. En pratique, ils embauchent qui ils veulent. Ils mettent le CV en haut de la pile, les opérationnels reçoivent le gars, puis les RH. Le tout est qu'ils ne donnent pas un avis trop défavorable. Le bourgeois sait y faire : il sait qu'à priori, si il ne fait pas le con, il est pris. Il parle de son parcours tranquillou, il répond aux questions sans faire de vagues et il pose quelques questions préparées à l'avance. C'est facile : on lui a dit lesquelles poser. Il n'a pas besoin de faire bonne impression, il lui suffit de ne pas en faire une mauvaise. Des gens à eux, ils en ont embauché un paquet sans que personne ne le sache. Des enfants d'amis et même des neveux. En plus de cela, ils leur ont attribué des salaires plus élevés que ce qu'ils auraient normalement dû avoir, je le sais car j'ai pu lire les salaires de tous les gens du site.

Corruption

Il ne faut pas imaginer que quelqu'un va vous donner une liasse de billets sous la table ou sur le parking du bureau. Ce n'est que rarement aussi explicite. Pas plus qu'il n'est convenu qu'on donnera tel marché à celui qui paie le plus de restaurants.
Très souvent, quand une entreprise achète quelque chose, elle le fait en fonction de critères qui ne sont pas évidents à connaître. Il y a bien une liste de critères qui sont publiés dans l'appel d'offres, mais elle manque toujours de détails. On n'est pas toujours vraiment fixé sur ce qu'on veut, il y a souvent des prestations qui sont intéressantes mais pas indispensables, on ne les prendra que si elles ne sont pas trop chères. Très souvent, gagne l'appel d'offres celui qui a compris comment se prendrait la décision : qui décide et en fonction de quoi ?
Prenons pour exemple l'aménagement des bureaux puisque l'explication ne nécessite aucune connaissance technique et sera comprise par tout le monde.
L'appel d'offres officiel dit que nous avons tant de m2, nous voulons un aménagement pour tant de personnes, des openspaces avec au moins telle taille de bureau par personne, des salles de réunion et des espaces détente pour tel budget maximal.
Pas très précis. On sait qu'on veut des bureaux individuels pour chacun des cinq grands pontes, si ce n'est pas trop cher, ce serait bien d'en avoir pour les directeurs de projet mais ce n'est pas indispensable. Quel est le montant du "pas trop cher", combien de surface peut-on sacrifier sur les salles de pause, de réunion ou les chiottes. Autant de questions auxquelles vous n'aurez pas la réponse en lisant l'appel d'offres.
Il n'y a pas 36 moyens de se renseigner, il faut se mettre pote avec au moins l'un de ceux qui vont décider ou à défaut avec quelqu'un qui sait comment ils raisonnent.
Pour faire ça, vous aller l'inviter dans vos locaux pour un ou deux jours, vous allez lui montrer des plans et des espaces de démonstration : est-ce qu'un espace détente dans ce genre là vous plairait ?
Vous allez l'inviter le midi dans un restaurant et essayer de sympathiser. Si vous n'y parvenez pas, ça ne vous empêchera pas de concourir à l'appel d'offres, vous serez peut-être traité avec équité... MAIS vous aurez toutes les chances de tomber à côté. Vous proposerez des prestations qui ne nous intéressent pas et qui gonflent la facture pour rien et/ou ne pas proposer des choses qui nous intéressent alors que le concurrent fera au mieux.
Si vous sympathisez autour d'un bon gueuleton, vous apprendrez non pas des secrets industriels, mais des éléments sur le fonctionnement de notre business ou sur les jeux politiques internes, notre organisation. Tout aussi important, des informations sur l'idéologie des décideurs : sont-ils des fétichistes de l'openspace ou au contraire comprennent-ils qu'il est nuisible ? Dans le premier cas, vous leur proposez un openspace, dans le second, vous leur proposez quand même un openspace pour des raisons de coût mais avec des aménagements permettant de le casser : mettre les salles de pause au milieu de l'étage, les chiottes à un autre endroit, ça peut permettre de charcuter l'openspace en plusieurs parties et ça ne coûte pas trop cher.
Vous savez aussi comment sont nos locaux actuels. Qui a un bureau en ce moment et va le perdre, ne pas être content ?
Éric leur a expliqué que les directeurs avaient leur bureau, mais politiquement, pour des raisons d'équité, il fallait dire qu'ils seraient dans l'openspace comme tout le monde. La question était assez embarrassante en réalité. Le prestataire avait la solution dans sa musette : on allait mettre ces mecs dans l'openspace, mais dos à une salle de réunion qui serait dans un recoin. Cette salle leur serait plus ou moins attitrée, ils y recevraient les gens qu'ils doivent recevoir. Au fil de temps, ils la réserveraient tout le temps, puis elle deviendrait leur bureau.
Ce sont des choses qui ne s'écrivent pas, elle se disent à trois ou quatre autour d'un gueuleton ou au cours d'une partie de Golf. Il n'y a pas d'autre moyen de l'apprendre : imaginez que l'entreprise au contraire veuille vraiment loger ses managers à la même enseigne que leur base pour une raison qui la regarde. À ce moment là, si vous proposez une solution qui ouvre la voie à un bureau individuel pour eux, vous perdez des points au lieu d'en gagner. Si les managers en question sont rarement là, peut-être qu'ils s'en foutent un peu d'avoir leur bureau, vous aurez alors inutilement alourdi la facture.

Fonctionnement de l'appareil de corruption

La corruption locale, le gérant du golf en a fait un business assez juteux.
Si le promoteur de l'immeuble invitait directement mes directeurs en vacances ou leur payait un abonnement de golf, ce serait problématique, ils pourraient être accusés. Le directeur du club a réglé ce problème en devenant un intermédiaire. Au lieu d'offrir directement quelque chose à la personne à corrompre, vous passez par lui. Vous trouvez un moyen quelconque de lui transférer de l'argent, en général il facture une prestation qu'il ne livre pas. Ou alors vous le payez en liquide, vous faîtes quelque chose pour lui que vous ne lui facturez pas ou sous-facturez. En échange, il invite le corrompu. Il lui dira verbalement qui est le généreux contributeur à son abonnement de golf et de son week-end à la mer mais il n'existera aucune trace écrite de ce lien.
Concrètement, vous laisser entrer dans son golf sans payer, il peut le faire facilement. Une fois qu'il a vu votre tête, vous venez quand vous voulez, il vous dit bonjour et vous laisse rentrer. Qui voulez-vous qui vérifie quoi que ce soit ?
Quand bien même on apprendrait que mes directeurs sont invités par le type du golf, on ne pourrait pas y faire grand chose : oui, c'est un ami qui m'invite, mais l'entreprise n'a pas de lien avec lui, pas de soucis.

Possibilité également de passer par le chef de la mafia locale qui possède une activité légale lui servant à la fois de couverture et de lessiveuse. Son activité a besoin de certaines prestations, alors pareil, vous le sous-facturez et il utilise du liquide pour acheter ce que vous voulez.

La secrétaire

Pas une chacun, il ne faut pas déconner, une pour cinq. Elle n'est pas spécialement jeune et jolie, je ne pense pas qu'elle ait le rôle que vous pensez.

Le monde étant bien fait, c'est un boulot cool. Ils ont pris une femme de 40 balais, ils lui proposent une planque et une petite augmentation de salaire. En échange de quoi, elle est soumise et discrète. Elle fait ce qu'on lui dit sans baver à la machine à café. Elle sait que si la direction saute, elle risque de sauter aussi. Elle sait que sans les directeurs, elle serait comme toutes les autres greluches, dans un openspace à s'occuper de toute une équipe. Pas un boulot harassant, mais quand même un boulot et dans le bruyant openspace. Si elle n'est pas sage, elle y retourne et on en appelle une autre. Tant qu'elle collabore, elle a son bureau toute seule dans un hall. Tout ce qu'on lui demande, c'est d'organiser les plannings de nos cinq gugus, leurs déplacements et quelques réunions. Elle pourrait refuser de s'occuper de leurs vacances personnelles et de leur courrier personnel, elle pourrait dire vade retro satanas, c'est de l'abus de bien social. On lui dirait "bon... d'accord..." il ne se passerait rien pendant quelques mois, puis on annoncerait qu'à l'occasion d'une réorganisation interne, elle retourne dans l'openspace et une autre prend sa place. Organiser les réunions et planning de cinq personnes ne prend pas toute la journée, le reste du temps, elle peut jouer au solitaire, c'est pour ça qu'on l'a installé dos au mur à l'entrée des bureaux de la direction. Tout est fait pour qu'elle soit contente, qu'elle ait envie de rester là pour toujours et qu'elle ferme donc bien son clapet.
Quand un directeur va en déplacement, il l'emmène, et elle dort dans le même quatre étoiles que lui, elle mange dans les mêmes restaurants, c'est une occasion unique d'aller dans ce genre d'endroits pour quelqu'un de ce niveau de revenus.

Je doute qu'il y ait besoin d'une assistante lors de ces déplacements, mais l'intérêt est ailleurs. Ils ont besoin de quelqu'un qui accepte de fermer les yeux sur toutes leurs magouilles. Il y a une règle d'or dans un système de corruption : tout le monde mange dans la gamelle. Tout le monde ne mange pas forcément autant, mais tout le monde mange. Ainsi, tout le monde est coupable et tout le monde en profite, tout le monde a intérêt à se taire pour que ça continue. Si vous mettez la poulette au SMIC en lui parlant comme à un chien, elle risque de baver sur vos après-midi golf et les factures qu'elle voit passer qui ne correspondent pas à ce qui est réellement acheté. Il faut qu'elle en profite aussi.

Se la mettre dans la poche est essentiel parce qu'elle sait beaucoup trop de choses.

En fait, la comptabilité, le service juridique et le fisc ne vérifient que les papiers. Tant qu'ils correspondent aux comptes et que l'histoire qu'ils racontent est cohérente, ils ne vérifient rien d'autre. Il y a des prestations d'entretien des locaux, si vous l'appelez, le prestataire vous dira qu'il a bien émis cette facture, il est difficile de savoir sans une enquête très poussée que la société d'entretien paie un abonnement de golf à nos directeurs.

En revanche, la secrétaire capte des conversations, elle organise leurs agendas, elle sait donc qu'ils ne sont pas en réunion le vendredi soir de 14h à 17h, mais au golf avec le gars qui a vendu l'immeuble.
Elle sait que quand elle rentre les frais de représentation dans la comptabilité, le traiteur a clairement surfacturé le dernier buffet en échange de quelques bouteilles et de la bonne bouffe glissée sous la table. Une chose que ni la comptabilité ni le fisc ne peut savoir. Des traiteurs, il y en a à tous les prix, des buffets aussi. Tout ce que vous voyez sur les papiers, c'est "traiteur pour tant de personnes, tel prix". Très peu de gens connaissent à la fois le prix et le contenu de l'assiette, que ce soit pour le traiteur lors des évènements, l'entretien des espaces verts, le nettoyage, le matériel, la sécurité, ect. Très peu de gens sont donc susceptibles de déceler les arnaques. La dématérialisation et les externalisations ont créé un boulevard pour les abus. La secrétaire entre le traiteur dans le système, ensuite ça part à la comptabilité en Pologne, que voulez-vous qu'une Polonaise sache le prix du saumon fumé en France ? Si la comptable avait participé au buffet, elle aurait dit que le saumon est cher pour ce qu'il est, mieux vaut le prendre ailleurs l'an prochain.

Explications sur le titre de l'article

Quel rapport avec le télétravail, me direz-vous ? Eh bien le rapport, la principale raison pour laquelle ces directeurs que je prenais pour des dinosaures idiots ne veulent surtout pas en entendre parler, c'est celle que je viens de vous expliquer longuement.

Proposer de mettre fin au présentiel, c'est leur retirer la belle vie qu'ils ont en ce moment. Financièrement, c'est génial pour eux mais il y a aussi l'ambiance qui est géniale pour eux. Ils sont entre potes, ils s'invitent entre potes entre midi et deux. Le bureau, c'est le paradis pour eux. Si les bureaux étaient abandonnés, ils seraient intégrés à l'organisation générale, et s'en serait fini de la belle vie. Ce serait la fin des arrangements entre amis.

 

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